Le paiement instantané, la nouvelle norme du paiement ? Un tournant stratégique pour la finance mondiale 

Dans un monde en mutation rapide, porté par la numérisation croissante de l’économie et des services, la façon dont circule l’argent connaît une véritable révolution. Les paiements instantanés, c’est-à-dire les transferts de fonds effectués en quelques secondes, à toute heure du jour ou de la nuit, sont en train de s’imposer comme la nouvelle norme de référence. Contrairement aux systèmes traditionnels, souvent limités aux heures ouvrables et reposant sur des traitements différés, les paiements instantanés offrent une expérience fluide, rapide et sécurisée, répondant aux exigences d’un tissu économique de plus en plus interconnecté et immédiat.

Tous les secteurs économiques sont concernés : les consommateurs veulent payer en un clic, les commerçants souhaitent recevoir leurs fonds sans délai, les plateformes numériques ont besoin de flux réactifs pour fonctionner efficacement. Pour les entreprises, cette évolution représente une opportunité majeure d’optimiser leur trésorerie, de renforcer leur efficacité opérationnelle et de mieux servir leurs clients finaux. En toile de fond, la vitesse de circulation de l’argent devient un facteur de compétitivité, d’innovation et de souveraineté économique.

L’Europe en première ligne : vers une infrastructure unifiée et souveraine

Face à ces enjeux, l’Union européenne a choisi de jouer un rôle de leader, en érigeant les paiements instantanés comme une priorité stratégique. En mars 2024, le Parlement européen a adopté un règlement imposant à tous les prestataires de services de paiement, qu’il s’agisse de banques traditionnelles, de néo-banques ou de fintechs, de proposer des virements instantanés en euros, à un tarif égal ou inférieur à celui des virements standards. Ceci étant en vigueur depuis janvier 2025, tous les prestataires bancaires de la zone euro devront être capables de proposer le paiement instantané dès Octobre 2025 avec le service de vérification du bénéficiaire (VoP, Verification of Payee). Initialement conçue pour les particuliers et des paiements unitaires, cette réglementation concerne également les entreprises et les paiements de masse.  Pour le traitement de ces derniers en moins de 10 secondes, comme par exemple le règlement de salaires à des centaines d’employés, de nombreuses interrogations sont encore en suspens et animent les échanges de place avec le régulateur.

Ce choix politique ne relève pas uniquement d’une volonté d’innovation. Il s’inscrit dans une logique de souveraineté numérique et financière, visant à réduire la dépendance de l’Europe aux infrastructures et aux acteurs extra-européens, notamment les schemes tels que Visa ou Mastercard. L’ambition est claire : construire un marché des paiements résilient, homogène et compétitif à l’échelle continentale.

Pour soutenir cette transformation, l’UE s’appuie sur une infrastructure technique déjà en place. Le système SEPA Instant Credit Transfer (SCT Inst) permet des virements transfrontaliers en euros, exécutés en moins de 10 secondes, tandis que la plateforme TIPS (TARGET Instant Payment Settlement), pilotée par la Banque Centrale Européenne, assure le règlement de ces paiements en monnaie centrale, en temps réel.

L’EPI et Wero : une réponse européenne aux géants technologiques ?

Dans la même dynamique, les grandes banques européennes ont uni leurs forces pour créer une solution de paiement souveraine : l’European Payments Initiative (EPI). Ce consortium, réunissant des établissements de premier plan comme BNP Paribas, Société Générale ou Deutsche Bank, a lancé en 2024 le portefeuille numérique Wero.

Wero ambitionne de devenir une alternative crédible aux solutions dominantes du marché, comme Apple Pay, PayPal ou Mastercard. Il permet d’effectuer des paiements instantanés entre particuliers (P2P), mais aussi entre particuliers et commerçants (P2B), avec un déploiement prévu sur les paiements transfrontaliers. Son intégration aux standards SEPA et sa compatibilité avec SCT Inst positionnent Wero comme une véritable arme de souveraineté dans la bataille mondiale des infrastructures de paiement.

La Banque de France de son coté, soutient activement l’émergence de solutions européennes de paiement souveraines, à l’image de Wero, le portefeuille numérique lancé par l’European Payments Initiative. Dans sa stratégie 2025-2030, la Banque de France souligne l’importance de soutenir l’adoption de moyens de paiement paneuropéens innovants et interopérables, compatibles avec les standards européens et capables de garantir l’autonomie technologique du continent. Wero s’inscrit ainsi pleinement dans cette vision, en tant qu’alternative européenne crédible sur le marché des paiements numériques de détail.

Cependant, la BCE note que Wero a actuellement une portée limitée au sein de l’UE et n’envisage pas de s’étendre aux paiements en point de vente avec une solution sans contact (NFC). Parallèlement, d’autres initiatives telles que l’Alliance européenne des paiements (EuroPA) ont été lancées, permettant aux utilisateurs de certains pays européens d’envoyer et de recevoir de l’argent instantanément via leur numéro de téléphone mobile. La BCE voit en Wero et en des initiatives similaires des compléments potentiels à l’euro numérique, contribuant à un écosystème de paiement européen plus intégré et souverain.

Un bouleversement technologique et réglementaire pour les institutions financières

Pour les banques, l’adoption des paiements instantanés ne se limite pas à une simple mise à jour logicielle. C’est une transformation structurelle de leurs systèmes informatiques, de leurs processus de trésorerie et de leur gestion du risque. Les systèmes bancaires traditionnels, conçus pour des traitements par lots, doivent être repensés pour fonctionner de manière continue, sans interruption, 24 heures sur 24 et 365 jours par an.

La gestion de la liquidité devient un enjeu central : le règlement immédiat des paiements supprime les délais de compensation qui permettaient jusqu’ici un certain flottement dans les flux financiers. Les directions financières et les départements de trésorerie doivent désormais anticiper et gérer leur position en temps réel, adapter leurs outils de prévision, et renforcer leur réactivité face aux mouvements de fonds.

À cela s’ajoute une pression croissante sur la performance des systèmes. Dans un environnement instantané, toute latence ou panne peut avoir des conséquences immédiates : pertes financières, ruptures de service, atteinte à la réputation. La scalabilité, la sécurité informatique et la résilience deviennent des critères critiques de compétitivité.

Sur le plan réglementaire, la conformité doit elle aussi évoluer. Les dispositifs de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT), historiquement conçus pour des traitements différés, doivent désormais fonctionner en temps réel. Le risque de fraude, notamment via les paiements autorisés par la victime (APP fraud), s’accentue, d’autant plus que les virements instantanés sont souvent irréversibles. Pour y répondre, la Commission européenne impose l’implémentation de la “Verification of Payee” (VoP), qui assure que le nom du bénéficiaire correspond bien au numéro de compte fourni.

Les banques d’investissement face au défi du temps réel

Les banques d’investissement sont particulièrement exposées à cette mutation. Elles gèrent des volumes de trésorerie considérables, et doivent garantir la disponibilité constante de leurs liquidités. Le passage au règlement en temps réel les oblige à revoir leur modèle opérationnel : gestion de la liquidité intra-journalière, synchronisation entre les systèmes de trading et de paiement, pilotage des risques de contrepartie dans des délais extrêmement courts.

Un autre enjeu de taille réside dans le modèle économique. En imposant un plafonnement des tarifs pour les paiements instantanés, le nouveau cadre européen risque de comprimer les marges des PSP, en particulier les plus petits acteurs, qui comptent sur les frais de service pour équilibrer leur modèle financier.

Les autres puissances avancent aussi, avec des stratégies différenciées 

Si l’Europe se distingue par son approche réglementaire centralisée, d’autres régions du monde progressent à leur manière vers l’instantanéité.

Aux États-Unis, la Réserve fédérale a lancé FedNow en juillet 2023, une plateforme publique de paiements interbancaires en temps réel. Toutefois, son usage reste facultatif, et l’écosystème demeure fragmenté. Les plateformes privées comme Zelle ou Venmo conservent une position dominante, notamment dans les paiements entre particuliers.

En Inde, le gouvernement a fait de l’instantané un levier d’inclusion financière. Le système UPI (Unified Payments Interface), gratuit, interopérable et universel, permet à des millions d’utilisateurs d’effectuer des paiements entre banques, portefeuilles et commerçants en temps réel. Chaque mois, plus de 10 milliards de transactions sont traitées par ce système qui s’est imposé comme une référence mondiale.

En Chine, le paysage est dominé par deux géants technologiques : Alipay et WeChat Pay. Ces plateformes privées ont intégré les paiements instantanés au cœur de la vie quotidienne, du transport aux achats en ligne. Parallèlement, la Banque populaire de Chine développe le e-CNY, une monnaie numérique de banque centrale, pour encadrer et réguler cette dynamique.

Des évolutions et une transformation des organisations

Dans ce contexte de mutation, KYC Consulting accompagne les acteurs de la place sur de nombreux volets :

• Veille réglementaire et opérationnalisation : aide à la compréhension et à la mise en œuvre des nouvelles obligations du règlement sur les paiements instantanés.
• Transformation IT : modernisation des systèmes bancaires pour permettre les paiements en temps réel et intégration de SCT Inst et VoP.
• Optimisation de trésorerie : mise en place de solutions pour la gestion intra journalière de la liquidité et le positionnement de trésorerie en temps réel.
• Conformité adaptée : déploiement de solutions de détection en temps réel

Ces interventions permettent non seulement de répondre aux obligations réglementaires, mais aussi de tirer parti de cette transition pour innover et se différencier.

Vers un avenir instantané, mais pas encore universel

L’Europe a pris une avance importante, en se dotant d’un socle réglementaire solide et d’infrastructures publiques performantes. Toutefois plusieurs défis restent à surmonter : la préparation technologique des établissements, la cybersécurité, la concurrence des géants mondiaux, ou encore l’adoption massive par les consommateurs.

C’est à travers un effort collectif – impliquant banques, régulateurs, gouvernements, et fournisseurs technologiques – que les paiements instantanés pourront devenir la colonne vertébrale d’une finance européenne moderne, souveraine et inclusive. Cette évolution ne relève pas simplement d’une innovation technologique : elle redessine la géographie du pouvoir dans la finance mondiale.

Ludovic Bernay – Senior Manager KYC Consulting